6 avril 2010

La complainte des filles de joie


#inlieswetrust


La maison c’est un peu comme un vieux bordel. Centrale, festive et tenue par trois louves, on y voit passer la population masculine de notre entourage en mal de lit/douceur/tendresse/bras pour la nuit. On a des Flaubert qui viennent y faire leur rapide éducation sentimentale et des Choderlos de Laclos qui se plaisent à rester pour le weekend, changeant dangereusement de lit au gré de leurs liaisons. Mais les mœurs ont beau être libres, les nouvelles paires de bras à découvrir s'endorment le plus souvent dans le divan du salon. Prêtes à faire les 400 coups, pas les 400 culs.
L’accueil de notre boudoir est chaleureux et reconnu dans toute la ville, le petit déjeuner copieux et la programmation musicale faisant sa réputation. La seule contrepartie réside dans le règlement intérieur : les clients doivent payer leurs passes. Selon les profils, un sourire, des croissants chauds ou un déshabillé peuvent faire l’affaire. En bonnes tenancières, on s’amuse ensuite à hiérarchiser les louveteaux en fonction de leurs rétributions #livinginamaterialworld. Mais ce classement reste généralement sans grand intérêt, nos hommes ne rivalisant pas de grandes attentions. Sauf parfois lorsque l’un d’entre eux nous surprend par ses manières distinguées, contrastant étrangement avec celles des brutes habituelles.

Guillaume fait partie de cette espèce rare là : bien éduqué, avec une élocution remarquable et de fines chemises d’homme qui sentent bon le coton, il aurait pu être le héros d’un livre de Jane Austen. Lui, quand il vient, il nous traite comme des ladies. Lui, quand il reste, il veille toujours à complimenter notre décoration ou nos nouvelles lingeries. Et surtout, lui, quand il part, il ne le fait jamais sans nous offrir une délicieuse bouteille de vin, minutieusement choisie dans la cave de Monsieur Guillaume Père.
Alors forcément, comme Guillaume n’est pas un client habituel, on ne boira pas sa bouteille de manière habituelle #nousnavonspaslesmemesvaleurs. De toute façon avec ses admirables manières, lui-même ne nous laisserait pas faire.

Mais dans une maison de « joie » comme la nôtre, où les rires et les plaisirs s’enchainent, comment déceler ce qui fait une occasion particulière ?

Pendant longtemps, les portes ont donc continué de claquer, la gaieté d’envahir les pièces et les voisines de venir se plaindre des vas et vient constant. La bouteille, elle, trônait toujours en reine sur le comptoir de l’entrée, attendant patiemment que son heure vienne, victime de notre perfectionnisme. On voulait en faire un moment à nous, rien qu’à nous, sans clients et sans salissures, pour honorer ce Darcy qui nous estimait tant.
Puis, la semaine dernière, la pluie s’est mise à battre fort sur les carreaux. La nuit s’annonçait calme, il n’y aurait pas de client ce soir. Mais, derrière la fine étoffe du rideau, une lumière bleuâtre, celle du vidéo store, clignotait comme un message en morse : « Dévalisez-moi ». Plus accoutumées à l’évidence du « Déshabillez-moi », un éclair d’innocence nous a traversé l’esprit. On avait soudainement envie de remplacer les jarretelles de satin par un pyjama en flanelle, de se lover sous la couette et de regarder une montagne de DVD qui alimenteraient nos rêves de princes charmants. Et, juste comme ça, une forme d’ivresse enfantine s’est emparée de nous.

Que le vin coule à flot !

Réchauffées d’une première goutte de l’illustre Sancerre, on a couru sous la pluie pour nous précipiter chez le loueur. Avec notre taux d’adrénaline à son maximum, la boisson a vite fait son effet. Tout sur place semblait irréel : du sol au plafond s’étendait devant nos yeux de petites filles ébahies une infinité de scénarios romantiques. On se trouvait chez un marchand de rêves. Et, prises par un vertige d’excitation, on a voulu tout emporter : Grease, Pretty Woman, Top Gun, The Notebook, Devil Wears Prada, Serendipity, Sex & The City, Mamma Mia, Moulin Rouge, Wedding Crashers, 500 days of Summer, Girl Next Door, Marie Antoinette, Pride & Prejudice, Bridget Jones et bien plus encore… L’alcool rendant tout possible, on voulait tout voir, ne plus jamais dormir, vivre dans les films et rencontrer nous aussi notre Darcy.
Et puis, comme cette première rasade ne suffisait pas à étancher notre soif de romance, on a commencé la soirée en grand par une séance de L’arnacoeur au cinéma. La salle obscure amplifiait nos chimères de baisers trempés de pluie, de virées passionnées en voiture volée et de mariages au bord de l’eau. Enivrées par notre glorieux breuvage, nous avons même manqué de bousculer certains de nos clients à la sortie de la salle. Que faisaient ils là? Se pourrait-il qu'eux aussi envient secrètement ces clichés romantiques? Mais nous avons immédiatement coupé court à nos tergiversations. Cette soirée était la nôtre, aucun homme ne pouvait la remettre en question ni aucune déception venir la gâcher : c’était la complainte des filles de joie.


Une fois la porte de la maison close et chaudement emmitouflées dans notre édredon, le reste de la bouteille a continué de couler dans nos veines pendant que les DVD s’enchaînaient et que les heures défilaient, sans un soupir, sans un bâillement. Chaque verre nous transportait un peu plus près de cette vie idyllique où les déclarations d'amour se font en chanson et où les mauvais garçons sont prêts à retaper des maisons entières pour prouver leur dévotion #ona12ans.com Une fois la dernière goutte versée, nos yeux se sont fermés, tandis que le film, lui, tournait toujours. Sur fond de Clair de Lune de Debussy, on s’est doucement endormies, bercées par nos rêves de petites filles. Les louves étaient redevenues brebis.
Au petit matin, des clients, les mêmes que ceux croisés dans la salle de projection la veille, ont refait leur apparition. Repues de romances et de larmes, confiantes et pleines d’espoir, on attendait qu’ils devinent un changement dans notre conduite. Mais ils n’y ont vu que les séquelles d’un alcoolisme naissant. Alors les éclats de rire sont repartis de plus belle, les portes ont repris leur ballet incessant et les draps ont à nouveau été froissés.

Ni gosses, Ni soumises.

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